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On est logique ou on ne l’est pas
George n’est pas de ces âmes pusillanimes qui estiment que le fait de ne pas payer un repas les prive du droit de le critiquer. Il m’exprima toutefois sa réprobation avec toute la délicatesse dont il était capable – ou toute celle qu’il pensait me devoir, ce qui ne revient pas vraiment au même, bien sûr, mais ne fait de toute façon pas beaucoup.
— Ils le font payer, ça ? dit-il. Ce n’est pas un smorgasbord, c’est de la ragougnasse. Les boulettes de viande ne sont pas assez chaudes, le hareng est insuffisamment salé, les œufs à la diable manque de poivre, la…
— George, dis-je, c’est la troisième platée toureiffelesque que vous vous enfilez dans l’économie. Une bouchée de plus et, si l’on veut vous éviter l’implosion, il faudra appeler le SAMU et vous faire une césarienne. Pourquoi ingurgitez-vous toute cette marchandise si vous la trouvez infecte ?
— Vous voudriez donc, déclara-t-il avec hauteur, que j’humilie mon hôte en refusant de manger la popote qu’il m’offre !
— Oh, vous savez, ce n’est pas ma cuisine. C’est celle du restaurant.
— Mais, mon cher vieux, c’est du propriétaire de ce sinistre bouge que je veux parler. Enfin, dites-moi, pourquoi n’appartenez-vous pas à un bon club ?
— Moi ? Payer des sommes énormes pour un retour sur investissement des plus douteux ?
— J’ai dit un bon club, que je pourrais alors honorer de ma présence en tant que votre invité en échange d’un somptueux repas. Seulement voilà, ajouta-t-il d’un ton chagrin, c’est un fol espoir. Quel bon club compromettrait sa respectabilité en vous acceptant parmi ses membres ?
— Tout club qui consentirait à vous compter au nombre de ses invités ne pourrait me refuser… commençai-je, avant de me rendre compte que George était déjà perdu dans ses souvenirs.
— Je me rappelle, dit-il, les yeux brillants, une époque où je dînais au moins une fois par mois dans un club qui offrait le buffet le plus somptueux et le plus raffiné qui ait jamais paré table de festin depuis l’ère de Lucullus.
— Je présume que vous parasitiez les lieux aux dépens d’un membre du club.
— Je ne sache point qu’il s’agisse là d’une induction irréfutable, mais il se trouve, par pur hasard, que vous avez raison. C’est en effet un certain Alistair Tobago Crump VI, pour ne citer que ses initiales, qui se trouvait être membre de ce club et, ce qui est plus important, mon hôte occasionnel.
— George, dis-je, j’espère que vous n’allez pas me raconter encore une de ces histoires dans lesquelles vous vous liguez, Azazel et vous, pour précipiter quelque misérable créature dans un abîme d’infortune et de désespoir, à la suite de tentatives aussi vaines que malavisées pour l’aider ?
— Je ne vois vraiment pas ce que vous voulez dire. Nous lui accordâmes ce que son cœur désirait le plus par pure bonté d’âme et en témoignage de l’amour de son prochain le plus désintéressé qui se puisse concevoir – ainsi, peut-être que de mon intérêt sensiblement plus concret pour ce buffet. Mais permettez-moi de vous narrer toute l’affaire en commençant par le commencement.
Alistair Tobago Crump VI était membre de l’Éden Club depuis sa naissance, son père, Alistair Tobago Crump V, ayant inscrit son rejeton sur les rôles sitôt qu’une inspection personnelle lui eut confirmé l’estimation primitive du sexe de l’enfant à laquelle avait procédé le docteur. Alistair Tobago Crump cinquième du nom y avait été inscrit de la même façon par son propre père, et ainsi de suite en remontant aux jours où Bill Crump avait émergé de sa stupeur alcoolique pour réaliser qu’il avait été enrôlé de force par la Marine de Sa Très Britannique Majesté juste à temps pour se retrouver, fumant et écumant, à bord de l’un des navires de la flotte qui arracha la Nouvelle Amsterdam aux mains des Bataves en l’an de grâce 1664.
L’Éden – ainsi va le monde – se trouve être le cercle le plus fermé du continent nord-américain. Il est tellement sélect que son existence n’est connue que de ses membres et de très rares invités. J’ignore moi-même où il est situé, car on m’y a toujours emmené les yeux bandés, dans un cab aux vitres obscurcies. Tout ce que je puis dire, c’est qu’avant d’arriver, les sabots des chevaux franchissaient une certaine étendue de route pavée.
Pour appartenir à l’Éden, il est indispensable que les ancêtres des deux branches de la famille remontent à la période coloniale. Mais l’arbre généalogique n’est pas le seul critère de sélection. Le blason doit être sans tache. George Washington avait été blackboulé à l’unanimité pour s’être incontestablement rebellé contre son seigneur et maître.
Cette même exigence s’applique à tous les invités, ce qui n’aurait su, évidemment, m’exclure. Je ne suis pas, comme vous, un immigrant de la première génération de Dobrudja, d’Herzegovine ou d’on ne sait quel endroit tout aussi improbable. Mes ascendants sont irréprochables, mes ancêtres infestant le sol de cette nation depuis le dix-septième siècle, et s’étant, depuis lors, tous bien gardés, sans exception, de commettre les péchés de rébellion, de forfaiture ou d’anti-américanisme, tant au cours de la révolution que de la guerre civile, en prenant soin d’acclamer avec la même impartialité les deux côtés lorsque leurs armées défilaient.
Mon ami Alistair était immodérément fier de sa propre appartenance au cercle. Plus souvent qu’à son tour, il me dit (car c’était, tout comme vous, un raseur, et il se répétait souvent) :
— George, l’Éden est l’épine dorsale et le système nerveux de mon existence, la moelle de mon être. Je pourrais avoir toute la fortune et tout le pouvoir du monde, sans l’Éden, la vie ne serait rien pour moi.
Alistair disposait bien évidemment de tout ce que la fortune et le pouvoir peuvent apporter, car l’un des autres critères prescrits pour l’appartenance à l’Éden était un patrimoine plus que confortable. En dehors de toute autre considération, les cotisations annuelles exigeaient d’ailleurs à elles seules une aisance prodigieuse. Mais, là encore, cela ne suffisait pas. La fortune devait avoir été héritée, et non pas gagnée. Tout indice d’activité professionnelle ayant justifié quelque rétribution que ce fût rendait l’individu inéligible. Je ne dois d’être resté à l’écart du cercle qu’au fait que mon père, homme fort distrait, omit naguère de me léguer plusieurs millions de dollars, car pour le reste, je n’ai jamais encouru la disgrâce de travailler pour qui que…
Mais enfin, mon vieux, ne dites pas « Oh, je sais, je sais », comme ça ! Et puis d’abord, je ne vois pas comment vous pouvez le savoir.
Bien sûr, le fait d’être membre du club n’interdisait aucunement d’augmenter encore ses revenus par des méthodes d’autant plus estimables qu’elles n’impliquaient pas de triviaux échanges de salaires contre un quelconque labeur. Il y avait toujours ces choses comme la Bourse, l’évasion fiscale, le trafic d’influence et autres combines astucieuses qui sont pour les nantis comme une seconde nature.
Les membres de l’Éden prenaient tout cela au sérieux. On connaissait des cas d’Édeniens qui, ayant perdu leur fortune par suite de crises d’honnêteté aussi incompréhensibles que passagères, avaient préféré se laisser lentement mourir de faim plutôt que de se mettre au travail et de devoir ainsi renoncer à leur appartenance au cercle. On cite encore leur cas à voix basse, et des plaques gravées à leur nom ont été apposées en leur honneur dans les locaux du club.
Non, mon pauvre vieux ! On ne pouvait pas emprunter d’argent aux autres membres du club. Ça vous ressemble bien de faire une telle suggestion. Tous à l’Éden savaient pertinemment que l’on n’emprunte jamais à un riche quand des hordes de pauvres font la queue au-dehors dans le seul espoir de se faire gruger. La Bible est là pour nous rappeler fort opportunément que « toujours les pauvres seront avec vous », et les membres de l’Éden sont tout sauf impies.
Et pourtant Alistair n’était pas complètement heureux. On ne peut que le déplorer, mais c’est un fait que ses commensaux avaient tendance à l’éviter. Je vous ai dit que c’était un raseur. Il n’avait pas de conversation, était radicalement dépourvu d’esprit, et le moins que l’on puisse dire est que l’idée ne serait venue à personne de rechercher son avis sur quelque sujet que ce fût. Allons, ne nous celons pas la chose : même parmi ce séjour des bienheureux, dont le fonds commun d’esprit et d’originalité ne s’élevait guère au-dessus du niveau d’une classe de certificat d’études, il se faisait remarquer par son ennui.
Vous imaginez la frustration qui devait être la sienne, à rester assis, soir après soir, seul dans la multitude qui peuplait l’Éden. Les vagues de la conversation, si l’on peut dire, passaient sur lui sans seulement l’humecter. Et pourtant il ne se passait pas une soirée qu’il ne vienne au club. Il s’y fit même porter un jour qu’il était en proie à une violente crise de dysenterie afin de rester digne du surnom de « Crump l’Homme de Fer ». Performance qui lui valut la considération distraite des autres membres du cercle, mais fut, allez savoir pourquoi, diversement appréciée.
Il avait heureusement – ô combien – le privilège occasionnel de m’avoir comme invité à l’Éden. Mes aïeux étaient irréprochables, mon passé aristocratique de non-salarié invétéré faisait l’admiration de tous, et en retour de la meilleure des chères et de la plus douillette des atmosphères, subventionnées, l’une comme l’autre, par Crump, bien sûr, je subissais sa conversation et me donnais la peine de rire de ses plaisanteries, véritablement épouvantables entre nous soit dit. Je m’étais pris de compassion pour le pauvre garçon, compassion que je n’avais eu nulle peine à puiser au fond de l’organe insondable qu’est mon cœur.
Il devait bien y avoir un moyen de faire de lui un boute-en-train, la coqueluche de l’Éden, celui avec qui tous les membres rêvent de passer un moment. Je me représentais des Édeniens d’âge mur et respectable, à demi podagres et faisant le coup de poing pour avoir l’honneur de siéger à ses côtés à la table du dîner.
Aussi bien, Alistair était l’image même de la respectabilité, l’incarnation de tout ce qu’un Édenien se devait d’être. Il était long comme un jour sans pain, son visage arborait l’expression d’un cheval pensif, il avait le cheveu rare, couleur filasse, des yeux d’un bleu délavé, l’air amorti, confit dans le conservatisme orthodoxe de celui dont les ancêtres pensaient tous suffisamment de bien d’eux-mêmes pour se marier dans le clan et, généralement, tout ce qui s’ensuit. Il ne lui manquait qu’une chose : un soupçon de bribe de quoi que ce soit d’un tantinet intéressant à dire ou à faire.
Mais on pouvait sûrement arranger ça. C’était du ressort d’Azazel.
Pour une fois, Azazel ne parut pas ennuyé que je l’arrache à son monde mystique. Il se trouvait apparemment à quelque chose qui pouvait passer pour une espèce de banquet alors que c’était à lui de payer l’addition, et je l’avais tiré de là cinq minutes avant le moment fatidique.
Il émit un gloussement de sa voix de fausset, car, comme vous le savez, il ne fait que deux centimètres de haut.
— J’y retournerai dans un quart d’heure, dit-il. Entre-temps, quelqu’un d’autre se sera bien résigné à régler la douloureuse.
— Comment expliqueras-tu ton absence ? lui demandai-je.
Il se redressa de toute sa micro-hauteur, en tortillant de la queue.
— Je leur dirai la vérité : que j’ai été appelé à conférer avec un monstre extra-galactique d’une stupidité phénoménale, qui avait dramatiquement besoin de mes lumières. Alors, qu’est-ce que tu veux, cette fois ?
Je lui expliquai l’affaire, et, à ma grande stupéfaction, il éclata en larmes. Du moins, de petites gouttelettes de liquide rouge giclèrent-elles de ses yeux ; je suppose donc qu’il s’agissait de larmes. L’une d’elles m’entra dans la bouche. Cela avait un goût effroyable. Un peu comme du vin rouge bon marché, ou en tout cas, ce que j’imagine que devrait être le goût du mauvais vin rouge, si je me laissais aller à en ingérer.
— Comme c’est triste, dit-il. Ça me rappelle le cas d’un être de qualité, constamment snobé par des individus qui lui sont considérablement inférieurs. Je crois qu’il n’y a rien de plus tragique.
— De qui s’agit-il ? L’être snobé, veux-je dire ?
— Moi ! fit-il en frappant tant et si bien sur sa petite poitrine qu’elle émit des grincements.
— Je ne puis imaginer une chose pareille. Toi ?
— Moi non plus, mais c’est pourtant vrai. Et ton ami, que fait-il d’un tant soit peu encourageant ?
— Oh, il raconte des histoires. Enfin, il essaye. Des histoires épouvantables. Et il serait plutôt du genre conteur à gaz soporifique. Il tourne autour du pot pendant des heures et il oublie la fin. On a vu plus d’un homme fort pleurer à l’audition de l’une de ses histoires. Il ne manifeste vraiment aucune vocation sérieuse pour le rôle de porte-drapeau de la rigolade moderne.
— Dur dur, fit Azazel en secouant la tête. Maintenant, il se trouve que je raconte admirablement les histoires drôles. Je ne t’ai jamais raconté celle du plock et du jinniram en train de s’andesantorer, et l’un des deux dit à l’autre…
— Si, si, tu me l’as déjà racontée, fis-je en mentant effrontément. Mais revenons-en au problème de ce Crump, sixième du nom.
— Y a-t-il un truc simple qui pourrait améliorer une histoire ?
— La tchatche, bien sûr, répondis-je.
— Bien sûr. Un simple déliement des cordes vocales pourrait faire l’affaire. À condition que vous en ayez, bande de barbares.
— Évidemment que nous en avons. Et puis le don de prendre l’accent, naturellement.
— L’accent ?
— De parler en mauvais anglais. Les étrangers qui n’ont pas appris la langue en tétant leur nourrice mais qui l’ont acquise par la suite prononcent invariablement mal les voyelles, se trompent dans l’ordre des mots, bousculent la syntaxe et tutti quanti.
Une expression d’horreur pure s’imprima sur le minuscule faciès d’Azazel.
— Mais c’est un crime capital, dit-il.
— Pas en ce bas monde, repris-je. Ce devrait l’être, mais ce n’est pas le cas.
Azazel secoua la tête avec tristesse.
— L’ami dont tu parles a-t-il jamais entendu ces atrocités que tu appelles accents ?
— Sans aucun doute. On ne peut pas vivre à New York sans entendre constamment toutes sortes d’accents divers et variés. C’est l’anglais correct, tel que je le parle, que l’on n’a que rarement l’occasion d’entendre.
— Vraiment ? fit Azazel. Il suffirait donc de lui scapulater la mémoire.
— Lui sca… quoi la mémoire ?
— Scapulater. C’est un genre d’aiguisage. Ça vient du mot « scapos », par analogie avec les dents d’un certain dirigin mangeur de zum.
— Et grâce à ça, il devrait arriver à prendre des accents ?
— Uniquement ceux qu’il aura eu l’occasion d’entendre au cours de son existence. Mes pouvoirs ne sont, après tout, pas illimités.
— Alors, scapulate, mon grand, scapulate…
Une semaine plus tard, je rencontrai Alistair Tobago Crump VI au coin de la Cinquième Avenue et de la 53e Rue, et je scrutai son visage à la recherche de l’expression d’un récent triomphe. En vain.
— Dites-moi tout, Alistair, fis-je. Avez-vous raconté des histoires drôles, ces temps derniers ?
— Enfin, George, fut sa réponse, personne ne les écoute. Il y a des fois où je me demande si je ne les raconterais pas plus mal que la moyenne.
— Allons, allons. Je vais vous dire : vous allez m’accompagner dans un petit établissement de ma connaissance. Je vous fournirai une introduction humoristique, puis vous vous lèverez et vous vous raconterez tout ce qui vous passe par la tête.
Eh bien, mon pauvre cher camarade, je vous prie de croire qu’il ne se laissa pas convaincre aisément. Je dus faire appel à toutes les ressources de ma personnalité magnétique. Mais je finis par l’emporter.
Je l’emmenai dans un rade peu recommandable que je me trouvais connaître, et que je ne pourrais mieux d’écrire qu’en disant qu’il rappelle passablement les endroits où vous m’emmenez.
Il se trouvait également que je connaissais le patron de l’abreuvoir en question, ce qui constituait sa grande supériorité sur la concurrence, et je le persuadai de me permettre de tenter une expérience.
À onze heures ce soir-là, alors que la bacchanale était à son comble, je me levai et affrontai le public avec une expression empreinte d’une dignité prodigieuse. L’assistance se composait en tout et pour tout de onze individus, mais j’estimai que cela suffisait pour procéder à l’expérience.
— Mesdames et messieurs, dis-je, nous avons parmi nous un gentleman d’une intelligence supérieure, un expert en linguistique, et je suis sûr que vous serez heureux de faire sa connaissance. Il s’agit de M. Alistair Tobago Crump, sixième du nom. Il est professeur d’anglais oxfordien à l’université de Columbia, et on lui doit un ouvrage intitulé Comment parler l’anglais parfait. Professeur Crump, voulez-vous vous lever et dire quelques mots aux intellectuels en notre présence, s’il vous plait ?
Crump se leva, plutôt gêné, et dit :
— Oï veh…
Eh bien, mon cher vieux, je vous ai entendu raconter des histoires avec ce que vous prétendiez être l’accent yiddish, mais vous auriez pu vous faire passer pour un étudiant de Harvard en comparaison. Ce qu’il y a, c’est que Crump avait exactement la tête de l’emploi : on n’aurait pu imaginer plus vraisemblable professeur d’anglais oxfordien. Et le fait de contempler cette tête d’enterrement congénital et de l’entendre tout d’un coup s’exprimer avec un accent yiddish à couper à la scie à métaux eut pour résultat d’estomaquer littéralement l’assistance. Des relents d’oignons baignant dans l’alcool imprégnèrent si bien l’air que c’était à ne pas croire. Et il s’ensuivit des rugissements de joie qui s’achevèrent en hurlements hystériques.
Une expression de douce stupéfaction passa fugitivement sur le visage de Crump, et c’est avec un accent suédois chantant que je ne tenterai pas de reproduire qu’il me dit :
— Je n’obtiens généralement pas une réaction aussi forte.
— Ne vous en faites pas, dis-je. Continuez.
Encore fallait-il que les rires s’atténuent, ce qui prit un certain temps. Après quoi il commença à raconter des histoires avec un accent de terroir irlandais qui évoquait irrésistiblement les chaussures en cuir cru que l’on porte puis en prononçant les « r » de gorge comme un Écossais, et enfin en singeant toutes sortes de jargons divers et variés, du cockney aux sabirs d’Europe centrale en passant par le grec et l’espagnol. Mais sa spécialité était indiscutablement le baragouin de Brooklyn, votre noble langue natale, mon pauvre vieil ami.
Après cela, je lui laissai passer quelques heures tous les soirs à l’Éden, et, le dîner dûment dégusté, je l’emmenais au troquet que vous savez. Le bouche à oreille fit le reste. Le premier soir, l’assistance était clairsemée, mais en un rien de temps, les gens se battaient pour entrer – en vain.
Crump, quant à lui, prenait les choses avec flegme. En fait, il me, paraissait quelque peu abattu.
— Écoutez, me dit-il enfin, ça n’a pas de sens de galvauder ainsi devant le vulgum pecus cet excellent matériau qui est le mien. Je veux faire la démonstration de mon talent à mes pairs, je veux parler des membres de l’Éden. Ils n’écoutaient pas mes blagues parce qu’il ne m’était jamais venu à l’idée de les raconter avec l’accent. En fait, je n’avais pas pris conscience de mon talent, ce qui montre simplement à quel inconcevable complexe d’infériorité un individu aussi imperturbablement drôle et spirituel que moi peut succomber. Tout cela parce que je ne la ramène pas et que je n’aime pas me mettre en avant.
Il s’exprimait avec le meilleur accent de Brooklyn, si rauque et si agressif pour les oreilles délicates, cela dit sans vouloir vous offenser, mon pauvre cher vieux, que je m’empressai de l’assurer que j’en faisais mon affaire.
Je parlai au directeur de l’établissement de l’opulence des membres de l’Éden, en m’abstenant de mentionner qu’ils étaient aussi parcimonieux que fortunés. Le patron leur fit, en bavant quelque peu, parvenir des billets de faveur pour les attirer dans son repaire. Cela sur mon conseil, car je savais pertinemment que jamais un Édenien digne de ce nom ne résisterait à un spectacle gratuit, d’autant que je pris le soin de faire circuler des rumeurs selon lesquelles on y montrerait des films pour les Vrais Mâles.
Les membres du club débarquèrent en force, et Crump s’épanouit à leur vue.
— Ils ne vont pas être déçus du voyage, dit-il. J’ai un accent coréen qui va les faire mourir.
Il avait aussi un accent traînant du Sud et un nasillement du Maine qu’il fallait avoir entendus pour le croire.
Les membres de l’Éden restèrent assis en silence pendant quelques minutes, et j’eus le sentiment terrible qu’ils n’avaient pas compris l’humour subtil de Crump. Mais ils étaient tout simplement paralysés par la stupeur, et comme leur étonnement allait décroissant, ils se mirent à rire. Mais à rire, je ne vous dis que ça.
Des ventres proéminents s’agitèrent spasmodiquement, des pince-nez dégringolèrent de leurs promontoires, des favoris neigeux frémirent dans la bourrasque. Les manifestations les plus répugnantes d’hilarité, du caquètement strident des uns jusqu’aux borborygmes oléagineux des autres, tous les bruits qui peuvent rendre la vie hideuse s’en donnèrent à cœur joie.
Persuadé de se trouver à l’orée d’une fortune incommensurable, le patron de l’établissement se précipita à l’entracte sur un Crump illuminé par le légitime accueil réservé à sa prestation, et lui tint à peu près ce langage :
— Mon garçon, mon garçon ! Je sais que vous n’attendiez de moi que l’occasion de permettre à vos talents de s’exprimer et que vous êtes, et demeurez, au-dessus de cette chose immonde que les gens appellent l’argent, mais je ne peux plus laisser passer cela. Traitez-moi d’imbécile, de fou, mais tenez, mon garçon, voici, prenez ce chèque. Vous l’avez bien mérité, vous en avez gagné jusqu’au dernier centime. Dépensez cette somme comme il vous plaira.
Et avec une générosité digne d’un homme d’affaires qui escompterait un retour sur investissement de plusieurs millions de dollars, il enfouit dans la main de Crump un chèque de vingt-cinq dollars.
Eh bien, d’après moi, c’est ce chèque qui marqua le commencement de la fin, si j’ose ainsi m’exprimer. Crump connut la gloire et l’euphorie. Ce fut bientôt l’idole des noctambules, le chouchou du public. L’argent se déversa sur lui à flots, et comme sa fortune passait tous les rêves de Crésus grâce à l’efficacité avec laquelle ses ancêtres avaient su dépouiller la veuve et l’orphelin, il n’en avait pas besoin. Aussi refila-t-il le tout à son manager – c’est-à-dire moi. Et en un an, j’étais devenu millionnaire. Autant pour votre théorie typiquement idiote selon laquelle Azazel et moi ne déclenchons que des catastrophes.
Je jetai sur George un regard sardonique.
— Étant donné la façon dont vous gémissez fréquemment dans la nécessité, l’indigence et la pénurie, j’en déduis qu’il s’en faut de plusieurs millions de dollars que vous ne soyez millionnaire. Je présume donc, George, que vous allez maintenant me dire que tout ceci n’était qu’un rêve ?
— Pas du tout, répondit-il d’un ton hautain. Comment pouvez-vous voir en moi autre chose qu’un pâle esclave de la vérité ? Toute cette affaire est parfaitement authentique, et je me suis à jamais aboli le droit d’arranger les choses. Non, le dénouement que je viens d’esquisser est très précisément ce qui se serait passé si Alistair Tobago Crump VI n’était pas le roi des imbéciles.
— Des imbéciles, hein ?
— Absolument. Je vous laisse juge. Submergé par l’orgueil incarné sous la forme du somptueux chèque de vingt-cinq dollars que l’on sait, il l’encadra, l’apporta à l’Éden et l’exhiba avec fatuité à tout un chacun. Quel choix, dès lors, laissait-il aux membres du club ? Il avait gagné de l’argent. Il avait reçu un salaire pour son travail. Pitoyablement rémunérateur, certes, et coûtant peu d’efforts, je vous l’accorde, mais qui ne les contraignait pas moins à l’exclure. Et c’est le cas de dire qu’il en fut brisé jusqu’à la mort. Mais il ne connut pas une lente agonie : du jour où il fut privé de son club, Crump se laissa aller à l’excès fort peu judicieux consistant à faire un infarctus fatal et définitif. Je ne vois assurément pas comment quoi que ce fût de tout ceci pourrait nous être imputé, à Azazel ou à moi-même.
— Mais s’il avait encadré le chèque, il n’avait pas vraiment pris l’argent.
George leva une main dans un geste majestueux tout en poussant l’addition du dîner dans ma direction avec l’autre.
— C’est une question de principe. Je vous ai dit que les Édeniens étaient très portés sur la région. Lorsqu’Adam fut chassé du jardin d’Éden, Dieu lui dit que dorénavant, il serait obligé de travailler pour payer l’entrecôte. Je crois que ses termes exacts furent : « Tu gagneras ta croûte à la sueur de ton front. » Il s’ensuit bien évidemment et réciproquement que, si l’on travaille pour gagner sa vie, on doit être chassé de l’Éden. On est logique ou on ne l’est pas.